Portrait Rachel Félix, 1907, Carl Schurz, Reminiscences, Volume One, McClure Publishing Co., 1907, facing p. 278

La célèbre tragédienne Rachel n’est pas à proprement parler une « figure » du Marais. Elle ne demeure que peu de temps place des Vosges et qui plus est, à la toute fin de sa vie. Et pourtant… Rachel est une telle star, au sens moderne du terme, que chacun de ses passages ou de ses séjours, où qu’elle demeure, même brièvement, est en soi un événement. Voilà pourquoi nous rendons hommage aujourd’hui à celle qui précède au firmament du théâtre la grande Sarah Bernhardt, en rappelant en quelques lignes les grandes étapes de sa carrière.

Celle-ci démarre pauvrement et au hasard des routes. Elisabeth-Rachel Félix naît dans une auberge le 21 février 1821. Son père Jacob Félix et sa mère Esther-Thérèse, colporteurs ambulants, se sont arrêtés là pour la nuit. Nous sommes en Suisse, non loin d’Endigen, une des deux seules communes du canton dans lesquelles les juifs ont le droit de s’établir. A la naissance de Rachel, il y a déjà une sœur aînée, Sarah. Quatre autres enfants (un frère, trois sœurs) naîtront par la suite.

La famille, pour gagner péniblement sa vie, parcourt les routes du pays, mais aussi celles d’Allemagne et de France, proposant dans les villages qu’elle traverse babioles, accessoires de « mode » et autres colifichets. Les deux fillettes, dès qu’elles sont en âge de se produire, sont aussi mises à contribution : Sarah et Elisabeth-Rachel rapportent chaque soir quelques pièces après avoir dansé sur les places, joué de la musique ou récité des poèmes au coin des rues.

En 1831, la famille s’installe finalement à Paris rue des Mauvais-Garçons d’abord (le Marais déjà !) puis dans l’île de la Cité, place du Marché-Neuf, deux quartiers miséreux où la diaspora juive a trouvé refuge. Elisabeth-Rachel, remarquée pour ses talents, est envoyée au Conservatoire. Elle y apprend le chant, la musique, mais surtout le théâtre, genre dans lequel elle excelle et qui va lui procurer gloire et fortune.

A l’âge de 16 ans, au tout début de l’année 1837, elle fait ainsi ses débuts sur les planches, au théâtre du Gymnase. C’est à partir de ce moment qu’elle abandonne définitivement son premier prénom pour devenir, à la scène comme à la ville, la seule « Mademoiselle Rachel ». L’année suivante, elle auditionne au Théâtre-Français (notre « Comédie-Française ») ; elle est aussitôt engagée par l’auguste Maison et endosse bientôt le rôle de Camille dans l’Horace de Corneille. C’est un immense et soudain succès, au point que les recettes du théâtre, jusque-là mal en point, atteignent des records inégalés.

L’ascension de Rachel est alors fulgurante : son salaire est augmenté régulièrement, d’année en année (jusqu’à 27 000 francs par an en 1840, une somme considérable pour une comédienne de l’époque) ; on lui accorde des privilèges extraordinaires (trois mois de congés, la possibilité de « tourner » en France et à l’étranger) ; « sociétaire » en 1842, son salaire est enfin garanti par contrat, même si elle ne joue pas… Dès ses débuts, Rachel ne cesse de redonner ses lettres de noblesse à la tragédie classique, en un temps où, pourtant, le romantisme triomphe en tout. Corneille, Racine, Voltaire reviennent ainsi étonnamment à l’affiche, alors qu’on les croyait, après la « bataille d’Hernani », relégués aux « dessous » du théâtre.

Portrait de Rachel Félix jouant Phèdre de Racine, 1906, « McClure’s Magazine »

En peu de temps, Rachel devient cette vedette dont on s’arrache les faveurs et la présence. Tous les plus fameux artistes du temps veulent faire son portrait ; peintres et sculpteurs l’immortalisent dans ses plus grands rôles. Les caricaturistes s’emparent également de son image, raillant ses caprices et ses exigences de star, utilisant parfois au passage les habituels clichés antisémites. La tragédienne n’en a cure. Elle triomphe : l’enfant pauvre et apatride possède désormais un nom, une fortune, une devise (« Tout ou rien »), la célébrité, des appuis et des amants distingués (elle en aura d’ailleurs deux enfants, l’un du comte Walewski, descendant de Napoléon, l’autre d’Arthur Bertrand, fils du Maréchal d’Empire).

Hugo, Dumas et Frédérick Lemaître sont chassés de la Comédie-Française par Mlle Rachel et s’enfuient vers le théâtre de la Renaissance, 23 December 1838, dessin de De Barray dans « La Caricature provisoire »

Au théâtre, elle peut se permettre tous les écarts : longues périodes d’absence injustifiées, relations houleuses avec la direction du Théâtre et avec ses collègues pensionnaires, menaces de démission récurrentes, non-respect des règles qui ont habituellement cours au Français, tournées « privées » en France et à l’étranger. Car Rachel, peut-être en écho à son enfance, aime plus que tout être « sur les routes » ; c’est ainsi qu’on peut l’admirer dans les théâtres de France bien sûr, mais aussi, au cours des années, dans les plus grandes salles de Belgique, d’Angleterre, d’Allemagne, d’Autriche, de Russie.

A la fin de sa vie, elle monte sur les planches aux Etats-Unis. Malheureusement, cette tournée de 1855 est un échec, les Américains restant insensibles à la tragédie classique. En outre Rachel, épuisée par ses périples, est tombée malade. La tuberculose ronge l’actrice depuis quelques années déjà. Deux derniers voyages, l’un à Cuba, l’autre en Egypte, ne parviennent pas à freiner la progression du mal. En 1857, Rachel rentre en France ; en juillet, elle s’installe dans un appartement du 9, place des Vosges, son dernier domicile parisien.

Portrait de la tragédienne Rachel, E Geffroy1855

Au cours d’un ultime séjour dans le sud de la France, elle meurt au Cannet le 3 janvier 1858. Ramené à Paris pour être inhumé au Père-Lachaise son corps est d’abord déposé dans l’appartement du Marais. Le jour de son enterrement, la foule se presse sur la Place. Anonymes et célébrités, journalistes, comédiens, admirateurs et curieux accompagnent la tragédienne jusqu’à sa dernière demeure. Victor Hugo et Théophile Gautier, qui ont habité là, sont du cortège, tout comme Dumas ou Mérimée. Rachel disparaît à seulement 37 ans. Une étoile s’éteint. Une autre est sur le point de s’allumer : en 1859, Sarah Bernhardt entre à son tour au Conservatoire…

 

Texte : Michel Setan – Instagram

14.19.19

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